Récit d'une première Hadhra
- Lumière Saharienne
- 31 mars
- 9 min de lecture
Il y a deux semaines, nous vous contions l’histoire de Delya. Aujourd’hui, nous clôturons cette série d’articles dédiés à sa zerda avec le retour d’expérience de Madeline. Si ce n’est pas encore fait, nous vous conseillons vivement de lire le premier article où nous expliquons ce qu’est une hadhra afin de mieux comprendre la suite.
Une première hadhra au village
Dans ce premier article, je mentionnais mon désir de participer à une hadhra depuis près de six ans, fascinée par les récits enflammés de Wissem. Je vous disais aussi avoir déjà assisté à une hadhra en 2022, quelques jours avant notre mariage, mais au village.
Les hadhras ne se pratiquent pas uniquement lors des zerda d’un marabout. Elles peuvent aussi accompagner des événements marquants, comme un mariage, ou se tenir simplement pour le plaisir. Ce sont généralement des familles issues de lignées de marabouts qui en sont à l’initiative. C’est ainsi qu’un soir, j’ai eu l’opportunité d’assister à une hadhra à deux rues de chez nous, organisée par un voisin. Si j'étais ravie de découvrir enfin cette pratique, j’ai toutefois ressenti une pointe de déception : mon souhait était d’en vivre une dans le désert, et plus encore, lors de la zerda de Delya, qui me fascinait tout particulièrement.
Cette première expérience fut déjà saisissante. Voir des personnes entrer en transe pour la première fois était impressionnant. Je me demandais si, moi aussi, je pourrais ressentir cet état de lâcher-prise...mais étant trop éloignée des musiciens et des chanteurs, leur énergie n’a pas pu m’atteindre pleinement. Lors des hadhra, hommes et femmes sont séparés : les hommes sont autour et/ou derrière les musiciens, tandis que les femmes se tiennent souvent à l’avant, mais à distance, séparées par un espace qui deviendra ensuite, en partie, le lieu de transe. Une des raisons qui m’ont fait patienter 4 et 6 ans avant de participer à une hadhra est l’essentiel non mixité de cette pratique : la plupart sont organisées et menées par des hommes, notamment celles du désert. Pourquoi ? Je n’en ai aucune idée, mais cela ne m'étonne guère, car la vie sociale est globalement non mixte ici.
Une hadhra inoubliable dans le désert
Les 15 et 16 décembre derniers, j’ai enfin réalisé mon souhait : assister à une hadhra dans le désert, et pas n’importe laquelle, celle organisée en l’honneur de Delya !
Nous sommes arrivés en fin de journée avec la mère et la grande tante de Wissem, avant d'être rejoints par son frère et un cousin. Tandis que les hommes installaient notre campement, je me suis isolée un instant pour contempler le soleil se fondre derrière les dunes et observer les campements alentours. Ce moment m’a bouleversée. Ce peuple a un lien viscéral avec le désert. Si la sédentarisation était sans doute inévitable, elle a laissé un vide profond dans le cœur et l’esprit des anciens nomades et de leur descendance. Chaque fois que je vois une famille installée le temps d’un week-end ou de vacances scolaires dans le désert, je ressens une émotion indescriptible.

Ce moment suspendu a été interrompu par Al-Maghreb, l’appel à la prière. Un homme perché sur une dune, face à La Mecque, entonna d’une voix profonde :
« Allah est plus élevé en degré que tout autre. Je témoigne qu’il n’est de dieu qu’Allah. Je témoigne que Mohammed est le messager d’Allah. Venez à la prière. Venez à la réussite. Allah est plus élevé en degré. Il n’est de dieu qu’Allah. »
Un instant hors du temps.
La hadhra commence

Après un bon repas autour du feu, l’heure tant attendue de la hadhra est enfin arrivée. Malgré l’excitation, le froid me gagnait. Accompagnée de la mère et de la tante de Wissem, je me suis dirigée vers le petit groupe de femmes présentes. Mais une déception m’attendait : notre emplacement était très éloigné des musiciens. Je restais cependant fascinée par la cérémonie. L’énergie montait doucement, et bientôt, la transe s’empara de plusieurs hommes.
Il fallait le voir pour le croire : des hommes âgés, appuyés sur une canne quelques instants plus tôt, se levaient d’un bond, se mettant à danser avec une énergie incroyable. Certains pleuraient, d’autres criaient, beaucoup dansaient, se balançant de l’avant vers l’arrière au rythme du bendir et une femme proche de nous s’est mise à vomir. C'était un spectacle presque effrayant mais saisissant !
Pourtant, la fatigue, le froid et la distance avec les musiciens ont finalement eu raison de moi. Je me suis couchée frigorifiée, mais comblée par cette expérience unique, sous un ciel constellé d’étoiles.
Un lendemain chargé de surprises
Le lendemain matin eut lieu la waâda, la promesse littéralement. Lorsqu'une famille rend visite à un marabout, que ce soit pour une simple zyara (visite pieuse privée) ou dans le cadre d'une zerda (célébration collective), elle procède souvent au sacrifice d'une chèvre ou d'un mouton. Traditionnellement, dès que la première chèvre ou brebis met bas, le petit est réservé pour le marabout. Lorsque la zerda a lieu, l'animal, sacrifié sur place, est ensuite partagé avec les familles voisines, en signe de générosité et de solidarité communautaire. Ce geste, empreint de dévotion, renforce les liens sociaux et spirituels au sein du village, tout en honorant le marabout et les traditions locales.
Pendant que les femmes préparaient la viande, j’ai été attirée par des chants d’hommes derrière une dune. Un cortège portant le drapeau marabout chantait en se dirigeant vers la zaouïa de Delya. Cette scène, dans ce décor, était tout simplement incroyable. Arrivés devant la zaouïa, les chants se poursuivirent quelques instants avant de s’estomper. Quelques hommes pénétrèrent dans le mausolée tandis que le reste du groupe se dirigea vers l’endroit où s’était tenue la hadhra la veille. Je compris avec alors enthousiasme qu’une nouvelle séance allait débuter, et cette fois sous des conditions climatiques bien plus clémentes !

Les femmes venues admirer le cortège prirent place près de la zaouïa, bien plus proches de la cérémonie que la veille pour mon plus grand plaisir. À l’entrée du mausolée, un petit groupe s’affairait à préparer du henné et une autre mixture dont j’ignorais encore l’usage. Je m’installai dans le sable, au milieu de ces femmes, partagée entre l’excitation de revivre une hadhra et une certaine gêne d’être la seule étrangère.
Mon apparence relativement typée et mes vêtements locaux me permettaient de me fondre dans le décor, mais ici, presque tout le monde se connaissait : des membres d’une même famille, d’un même quartier ou village. Mon arabe hésitant accentuait mon appréhension de me retrouver dans une situation embarrassante. Par moments, un sentiment d’imposture me traversait : ce n’était ni ma culture, ni ma religion, ni ma tradition. Mais très vite, je balayai ces pensées et choisis de savourer pleinement ce moment rare et privilégié.
La cérémonie débuta, et très vite, plusieurs hommes entrèrent en transe. Non loin de moi, une femme d’un certain âge les suivit, basculant à son tour dans cet état. Aussitôt, les femmes autour d’elle sortirent d’un sac une djellaba verte qu’elles lui passèrent sur les épaules, puis recouvrirent son visage d’un voile blanc.

Soudain, un homme à l’aura mystique quitta le groupe des hommes pour rejoindre celui des femmes, assises devant la zaouïa. Il s’approcha de nous, s’arrêta devant moi et, main tendue, me présenta une cuillère contenant une pâte verdâtre. Il me demanda si je souhaitais manger cette bsissa*. Mon arabe approximatif me fit hésiter : était-ce bien de la bsissa, ce met traditionnel, ou du henné, que les femmes préparaient à l’instant ? Quelle archouma (honte) si je me trompais et avalais du henné par erreur !
Voyant mon hésitation, une femme à côté de moi se manifesta et déclara qu’elle, elle en voulait. L’homme lui donna une bouchée, puis fit le tour du groupe, offrant une cuillère à chacune avant de revenir vers moi. Rassurée, je pris finalement la cuillère et eus la confirmation qu’il s’agissait bien de bsissa. Plus tard, Wissem m’expliqua que Delya en était une grande consommatrice et que, lors de ses zerda, il était d’usage d’en partager.
Cet homme, qui nous servait la bsissa, avait un rôle bien précis : il accomplissait les différents rituels et faisait le lien entre les hommes et les femmes. Tandis que de plus en plus de participants, hommes comme femmes, entraient en transe, il revint vers nous, tenant cette fois un mabkhara (brûleur) où brûlait du bakhour** (encens). Après l’avoir allumé à l’intérieur du mausolée, il s’approcha de nous et nous le présenta une à une. J’observai attentivement les autres femmes pour comprendre quoi faire lorsque mon tour viendrait : certaines plaçaient leurs mains au-dessus de la fumée avant de les porter à leur visage pour en inspirer l’odeur, tandis que d’autres faisaient lentement onduler la fumée vers elles.
L’homme revint une troisième fois, portant un récipient contenant de l’eau dont la teinte légèrement brune laissait penser qu’on y avait ajouté quelque chose. Supposant qu’elle était bénite, je remarquai que les femmes trempaient leurs doigts dedans avant d’en appliquer sur différentes parties de leur corps. J’en déduisis alors qu’il s’agissait d’une eau chargée d’énergie guérisseuse, et qu’elles en mettaient sur les zones nécessitant soin et protection.
Enfin, l’homme revint une quatrième fois, cette fois avec un morceau de tissu noir, semblable à un marcel, qu’il suffisait simplement de toucher.
La première femme entrée en transe en était désormais sortie. Elle tentait de réconforter deux jeunes femmes qui, quelques minutes plus tôt, riaient encore. Soudain, l’une d’elles se mit à gémir, un son d’abord plaintif qui se mua rapidement en un grondement profond, presque animal. Brusquement, les deux jeunes femmes, accompagnées d’une troisième, se levèrent d’un bond et foncèrent droit vers les musiciens, comme attirées par une force invisible. Après seulement quatre ou cinq pas, elles s’arrêtèrent net, figées d’un coup, puis s’effondrèrent raides, comme pétrifiées. Aussitôt, plusieurs personnes se précipitèrent à leur secours. Pourtant, les grognements de la première jeune femme ne faisaient que s’intensifier. L’une des trois sembla peu à peu retrouver ses esprits, mais son bras gauche restait figé, replié contre elle, le poing serré. Il fallut encore de longues minutes avant qu’elle ne parvienne enfin à le détendre.
L’homme à l’aura mystique intervint alors, prenant en charge celle qui semblait habitée par une force étrangère. Il demanda à une de ses amies d’aller chercher un voile, tandis qu’il lui passait une ample djellaba blanche et la guidait vers le cercle des hommes en transe. Ses grognements ne faiblissaient pas, mais le vieil homme se pencha à son oreille et lui murmura des paroles que je ne pouvais entendre. Plus tard, on m’expliqua qu’il s’agissait de formules destinées à apaiser ou à chasser les mauvais génies qui la tourmentaient.
La hadhra et les transes se poursuivirent encore de longues minutes avant de s’apaiser progressivement. Alors qu’au départ seuls les musiciens chantaient, les hommes, mains ouvertes vers le ciel, commencèrent à réciter, sans doute des versets du Coran et/ou des douas (prières). Leurs voix unies résonnaient avec une intensité bouleversante. Et c’est ainsi que s’acheva cette hadhra.
Comment conclure un tel moment ? C’était une expérience saisissante, presque irréelle. Il est difficile de mettre des mots sur tout ce qui s’est déroulé durant ces 24 heures, mais je peux vous assurer que chaque instant était bien réel, aussi incroyable que cela puisse paraître. Depuis, j’ai eu l’occasion d’assister à une autre hadhra, encore plus intense. J’étais cette fois à seulement trois mètres des musiciens, plongée au cœur des vibrations. Ce jour-là, Wissem a d’ailleurs vécu sa première transe. C’était d’une puissance indescriptible, un moment hors du temps quoique presque inquiétant !
Ces instants gravés en moi m’ont rappelé à quel point le Sahara est une terre de mystères et de forces invisibles, où le spirituel et le tangible s’entrelacent sans que l’on puisse toujours en saisir les frontières. Il ne s’agit pas seulement d’observer, mais de ressentir, de se laisser traverser par une énergie qui dépasse l’entendement. Voilà une belle leçon : non pas chercher à tout comprendre, mais accepter de se laisser porter par l’inexplicable...
*La bsissa est une préparation traditionnelle d'Afrique du Nord, notamment consommée en Tunisie. Il s'agit d'un mélange de céréales (blé, orge, pois chiches) et de légumineuses torréfiées et moulues, souvent agrémenté d’épices comme l’anis, le fenouil ou la coriandre. Elle peut être consommée sous forme de poudre sèche mélangée à de l'huile d'olive pour obtenir une pâte énergétique, ou bien diluée dans de l'eau ou du lait végétal pour une boisson nourrissante.
**Le bakhour est un encens traditionnel utilisé principalement au Moyen-Orient et en Afrique du Nord pour parfumer les espaces et créer une atmosphère chaleureuse et spirituelle. Il se présente sous forme de morceaux de bois imprégnés d’huiles parfumées, de résines et parfois d’épices. Lorsqu’il est brûlé sur un charbon ardent ou dans un brûleur spécifique (mabkhara), il libère une fumée parfumée qui embaume les vêtements, les maisons et même les lieux de prière. Il est souvent utilisé lors des cérémonies, des rencontres familiales ou pour marquer des moments de détente et de méditation. Son parfum peut varier du boisé au floral en passant par des notes musquées ou ambrées, selon les ingrédients utilisés. C’est un véritable symbole de convivialité et d’hospitalité dans de nombreuses cultures.
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